Après un premier aperçu tiré d’une petite dizaine d’heures de jeu, vient le moment de rendre les résultats de notre enquête. Et quels résultats ! Pendant notre période de test, Disco Elysium nous aura tour à tour malmené, ému, surpris, inquiété, fasciné, ou encore émerveillé. Un voyage que nous ne sommes pas prêts d’oublier.
• Développeur / éditeur : ZA/UM
• Support de test : PC (Ryzen 5 2600X, GTX 1060 6G, 16 Go de RAM)
• Version du jeu utilisée : version review, dématérialisée (Steam), fournie par le studio
• Disponible sur : PC (Steam, GOG)
• Langue du jeu : anglais uniquement
There’s this giant ball, there. And evil apes
Tout est noir, rien n’est visible. Vous errez dans un néant qui vous parait étrangement familier et rassurant. Brisant le silence, des voix s’adressent à vous, essayant de vous guider dans cet océan de vide. Il s’agit de votre cerveau reptilien et de votre système limbique, et au lieu de vous demander par quel diablerie ces deux parties du cerveau triunique peuvent bien réussir à vous adresser la parole, vous vous joignez à la discussion, essayant de comprendre ce qui se passe. Visiblement, ces deux entités essaient de vous protéger de quelque chose… mais de quoi ?
Que vous décidiez ou non d’écouter les divagations de ces invisibles mains qui agitent les ficelles de votre esprit, la lumière jaillit devant vos yeux. Une lumière basse, furtive, qui semble se glisser entre les divers éléments qui peuplent la pièce où vous gisez. Nu, les fesses en l’air, dans une position qui fait fi de toute notion d’amour-propre, vous vous réveillez avec le nez collé à une bouteille désespérément vide. Le bruit du ventilateur de plafond bourdonne à vos oreilles, et vous tentez péniblement de vous relever afin de prendre conscience du contexte dans lequel vous émergez. Une couverture crasseuse, une vitre brisée, une cravate qui continue la soirée de la veille en dansant avec les pales du ventilateur, des bobines de cassettes déroulées, des cadavres de bouteilles en pagaille… et une violente gueule de bois.
Mais ce décor apocalyptique n’est pas votre problème principal. Car rien de tout cela ne vous semble familier. Ni vous, ni cette pièce, rien. Vous êtes amnésique, et vous avez le sentiment qu’une montagne d’emmerdes va vous tomber dessus d’un instant à l’autre. Bienvenue dans Disco Elysium.
You know who I am. I am the bad day
Cette intro, que nous avons essayé de décrire le plus fidèlement possible sans pour autant vous gâcher le plaisir d’en découvrir les détails, donne le ton dès les premières minutes de jeu. En terme d’écriture, avec un style d’une rare élégance, puis en terme d’ambiance. Sans avoir besoin de vous montrer quoi que ce soit de visuel, uniquement avec un écran noir légendé par une narration de qualité, Disco Elysium réussit à vous intriguer, à appâter votre intérêt, avant de remonter doucement la ligne jusqu’à vous amener dans son univers sombre et sans concession. Et une fois l’écran noir disparu, la première scène qui se déroule devant vos yeux n’en est que plus mémorable. Devant ce spectacle tout en décadence, devant ce héros qui n’a rien du flamboyant et tout du misérable, le jeu s’adresse silencieusement à nous avec le même impact que s’il avait prit la parole pour nous lâcher « tiens, voilà ton personnage » avec un ton moqueur.
L’ambiance. Telle est la première qualité du RPG du studio estonien ZA/UM qui maîtrise à la perfection le moindre détail pour mieux nous plonger dans les eaux troubles de l’intrigue de Disco Elysium. Narrativement, d’abord, puis visuellement et auditivement, avec une direction artistique magnifique qui allie un style graphique en aquarelle et une bande-son d’ambiance qui sait rester discrète tout en seyant la moindre scène avec pertinence. Une véritable réussite artistique qui place d’emblée Disco Elysium dans le haut du panier des jeux du genre et lui offre même le statut de référence en matière de narration et de travail d’ambiance.
A man with a fork in a world of soup
Concrètement, Disco Elysium se présente sous la forme d’un RPG Point’n’Click en vue isométrique à l’image d’un Diablo ou d’un Shadowrun. Toutefois, point de combat dans Disco Elysium, le personnage n’y est ni un barbare ni un samurai des rues, mais juste un policier qui fait face à la plus singulière enquête de sa carrière. Ce parti pris est d’ailleurs intéressant et renvoie à la définition du jeu de rôle la plus pure, à savoir « interpréter le rôle d’un personnage réel ou imaginaire dans un environnement fictif ». Le jeu renvoie ainsi un message : que les combats physiques, finalement, et malgré leur écrasante présence dans le cosme du JdR et du RPG depuis des décennies, ne sont qu’un élément de gameplay parmi d’autres.
Et malgré ces apparences, il serait injuste de catégoriser ce jeu dans la catégorie des simples Point’n’Click d’enquête, car Disco Elysium est bien plus pointu que cela, proposant des interactions dotées de plusieurs niveaux de complexité. Il ne s’agit pas ici de résoudre des énigmes, à l’image d’une porte à ouvrir en retrouvant la clé cachée dans le vase de l’étage supérieur d’un manoir, mais d’un véritable jeu de piste à la fois tangible et mental. Sans compter que votre personnage est doté d’un véritable tableau de compétences, qui se divise en quatre catégories (intellect, psychologie, physique, et maîtrise sensorielle), renfermant chacune six compétences bien distinctes et qui ont leur importance tout au long de l’histoire.
Et c’est l’usage de ces compétences dans des situations variées qui compense allègrement l’absence de combats. Disco Elysium n’est en effet pas dépourvu d’affrontements, mais il s’agit ici d’affrontements non-physiques et centrés sur des talents mentaux ou instinctifs, qui s’insèrent le plus naturellement possible dans la narration. Face au chef d’une organisation puissante doté d’un physique et d’un esprit intimidant, comment allez-vous réagir ? Allez-vous vous imposer physiquement ? Allez-vous concéder du terrain à ce sujet mais privilégier les attaques à base de pirouettes rhétoriques ou d’analyse empathique ? Les possibilités sont larges afin de vous permettre de prendre le dessus sur les adversaires qui ne manqueront pas de se mettre en travers de votre enquête. Et ce, peu importe votre profil de policier.
Profil qui varie selon votre choix de départ (vous pouvez rééquilibrer les points de base dans les quatre catégories de compétences principales) mais aussi au fil de l’aventure. Si vous avez fait un pur intellectuel spécialisé dans les compétences intellectuelles et psychologiques, et que vous êtes une véritable chips qui mourra d’une crise cardiaque au moindre traumatisme (c’est du vécu, notre personnage est décédé en allumant la lumière un lendemain de cuite), vous pouvez tout à fait utiliser les points d’expériences glanés au cours de l’enquête ou de vos activités pour compenser vos faiblesses. Tout comme il est possible de vous équiper de divers vêtements au fil du jeu pour booster certains capacités (parfois au détriment d’autres), voire de jouer avec le menu des concepts (qui permet d’attribuer des idéaux ou des concepts au personnage avec divers gains associés). Disco Elysium est ce genre de jeu qui brandit fièrement l’essence du jeu de rôle, en ne restreignant pas votre liberté après la phase de création du personnage.
Two birds on a wire, whistling by the seaside. Looking at the water. And a sunken car
Dans Disco Elysium, rien n’est inutile, tout est important. Et même si le jeu se déroule selon une temporalité particulière (le temps passe au fil des discussions mais pas de l’exploration), vous avez le temps de couvrir toutes ces escapades hors-enquête, voire de jouer avec cette organisation du temps pour tenter de découvrir d’autres choses. Pourquoi ne pas ressortir de votre chambre après 21h pour continuer à explorer la ville après vous être débarrassé de votre coéquipier ? Afin d’accomplir des actes plus ou moins répréhensibles ou parler plus intimement avec un personnage, pour ne citer que ces deux exemples.
La progression s’effectue alors au fil de votre enquête, au fur et à mesure de vos découvertes et des possibilités offertes par votre profil de personnage. Disco Elysium vous permet d’explorer, de fouiner dans chaque recoin à la recherche d’enquêtes plus petites – mais pas pour autant moins intéressantes. Chaque activité annexe comporte son propre capital d’intérêt, à l’image de cette petite fille qui subit la morsure du froid hivernal devant le magasin de sa mère pour ramener des clients au lieu d’aller à l’école. Face à ce genre de situation, vous avez là encore une liberté quasi-totale : allez-vous faire culpabiliser la mère pour qu’elle accorde un peu plus d’attention à sa fille, quitte à utiliser les failles que vous avez observé grâce à votre sens de l’observation ou de l’empathie ? Allez-vous ignorer le problème ? L’encourager en clamant que ça forge le caractère et que le travail est plus important que l’école pour un enfant ? Tout ceci est possible, et influe sur l’orientation politique de votre personnage, ainsi que sur quelques autres données qui pourront avoir de l’importance par la suite.
Parmi ces orientations, il faudra également compter sur le profil psychologique de votre personnage. Comment celui-ci va-t-il exploiter son amnésie ? Va-t-il tenter de le cacher ? De l’expliquer différemment ? Va-t-il en ignorer les origines et retomber dans ses vieux démons, ou va-t-il au contraire en profiter pour chercher la repentance et lutter contre ses ardeurs, tout en cherchant l’approbation de ceux qu’il a affecté par le passé ou qui le jugent aujourd’hui sur des faits dont il ne se souvient pas ? D’autres chemins, en dehors de ces exemples, sont évidemment possibles, car Disco Elysium ne se contente pas de proposer un système d’évolution dichotomique. En réalité, il y a quatre possibilités d’évolution, tous aussi intéressants que les uns que les autres, et qui peuvent d’ailleurs cohabiter – dans une certaine mesure – à l’image des opinions politiques.
Et ces orientations, loin de constituer un simple artifice de personnalisation, vont influer sur le monde qui entoure le protagoniste. Cela passera par le taux d’approbation de votre coéquipier, par exemple, ou encore par la façon dont certains PNJ décideront de réagir à votre présence en fonction de vos actes. Difficile d’être crédible auprès d’un ultra-libéral si vous avez clamé en public votre amour du communisme deux heures plus tôt, par exemple.
C’est d’ailleurs l’une des qualités de ce jeu qui apportent de la vie et du charisme aux personnages qui peuplent l’ile sur laquelle vous évoluez. En plus d’être diablement bien écrits, l’immense majorité des PNJ possède une identité propre, un passé, une histoire à raconter. On s’y attache, on les déteste, ou on se contente de les observer d’un œil dubitatif. L’ensemble de ces interactions et de ces réactions rend l’expérience de jeu terriblement immersive.
What shadow lies there, beneath the bright gleam
A toutes ces qualités, se rajoute un scénario intelligent, habile, qui réussit régulièrement à surprendre le joueur avec des liens de cause à effet difficiles à prévoir. Un scénario qui n’oublie pas de se donner un rythme, avec des phases plus calmes, et d’autres plus palpitantes. Un scénario à embranchements multiples, qui respecte les choix du joueur. Un scénario en montagne russe, également, qui prendra aux tripes tout joueur capable de suivre sa narration à la fois complexe mais accessible – pour peu que celui-ci maîtrise l’anglais.
Car le soin apporté à l’écriture de Disco Elysium s’accompagne logiquement d’un usage de différents registres de langue. Alternant entre soutenu, courant et familier (sans oublier l’argot), il faudra être un anglophone averti pour profiter de la moindre nuance présente dans les très nombreux textes du jeu. Un challenge qui peut toutefois se relever avec un niveau standard et l’assistance d’un bon dictionnaire français-anglais pour les termes moins académiques, mais qui demeure relevé. Le genre de détail qui nous fait penser que Disco Elysium passera hélas sous le radar de nombre d’amateurs de RPG francophones, et qui alimente une certaine frustration au vu des nombreuses qualités du titre que l’on souhaiterait partager instinctivement après chaque choix effectué. A l’image d’un jeu Telltale où chaque choix donne l’envie de harceler l’ami qui y joue également afin de comparer les variations de scénario.
Au chapitre des menus défauts, mais en beaucoup moins crucial, on notera des contrôles au clic parfois rigides, ce qui s’illustre notamment par un point de contact unique entre le personnage et l’objet de ses interactions. Ce qui pousse parfois le personnage à contourner complètement un objet ou un personnage pour se rendre au point précis d’interaction voulu par les développeurs. On a vu bien pire comme défaut, et il a vraiment fallu creuser pour en trouver un à ce RPG qui ne manquera pas de marquer les esprits.
Disco Elysium est un véritable chef d’œuvre, et c’est sans aucune exagération que nous affirmons qu’il s’agit là d’un des meilleurs RPG existants. Puissant par sa narration et grand par son ambition, Disco Elysium déborde d’audace et de créativité dans ce qui n’est rien de moins qu’une fervente déclaration d’amour au jeu de rôle. Le RPG du studio ZA/UM nous a bluffé comme très peu de jeux l’ont fait avant lui, et on espère que ce joyau de narration et d’immersion sera un jour traduit en français afin que le plus de joueurs possible puisse en faire l’expérience.
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