Goblin Slayer est un seinen (manga pour adultes), dessiné par Noboru Kannatuki et adapté d’un roman de Kumo Kagyu. Ces deux formats, dont nous allons parler dans cet article, sont édités en France par Kurokawa.
Goblin Slayer est sûrement un nom qui vous est familier, et pour cause : l’œuvre est disponible en manga et en roman (light novel) en France depuis septembre 2018, et dispose également d’une version anime disponible sur Wakanim. Édités dans l’hexagone par Kurokawa, le manga et le roman disposent de grandes qualités dont nous allons parler dans cet article.
• Maison d’édition : Kurokawa
• Auteurs : Kumo Kagyu (scénario), Kousuke Kurose (dessins – manga), Noboru Kannatuki (illustrations – romans)
• Mentions utiles : ouvrages mis à disposition par Kurokawa pour cet article (non-sponsorisé)
• Lien vers nos autres articles sur cette série : tomes 1 à 3, tomes 4 & 5, tomes 6 & 7
Skeletons of Society
L’intrigue de Goblin Slayer se veut assez simple : dans un monde d’Heroic-Fantasy, semblable visuellement à ceux présents dans certaines œuvres nippones comme Gate – Au-Delà de la Porte ou Overlord (mais tout aussi violent et cruel par moments que celui de Berserk), existe un système de guilde d’aventuriers dont l’objectif est d’enregistrer et de faire remplir des contrats sur la tête de monstres plus ou moins puissants. Chaque aventurier enregistré au sein de cette guilde se voit attribuer un rang qui illustre sa force et son efficacité, du rang de porcelaine (le plus bas) au rang de platine (le plus haut). Leur existence-même se révèle indispensable à la survie des peuples humains qui ne peuvent se réfugier derrière les murailles des grandes cités.
L’un de ces aventuriers est le héros de l’histoire. Mais son nom, ainsi que son visage, nous sont inconnus. Pour les autres aventuriers de la guilde, il n’est rien d’autre que le « Goblin Slayer » (« Crève-Goblin », en VF). Un surnom qui pourrait paraître glorieux si on se contente de la version anglaise, mais dont le sens véritable relève plus de l’insulte que de l’éloge. Le héros de l’histoire, en effet, est considéré par ses pairs comme un marginal, un fou, une personne étrange qui semble être obnubilée par les contrats placés sur la tête de gobelins au point de ne rien accepter d’autre. Et pour en rajouter à l’étrangeté du personnage, l’homme est de rang argent (3ème rang), ce qui a tendance à énerver tous ces grands aventuriers de même niveau dont la prestance n’a d’égale que le prestige des contrats qu’ils acceptent. Il faut dire qu’à première vue, le Crève-Gobelin ne paie pas de mine : celui-ci ressemble plus à un banal guerrier vêtu d’un équipement bon marché qu’à un fier chevalier arborant une armure rutilante.
Cependant, ceux qui le connaissent bien savent qui est réellement le Crève-Gobelin : un professionnel, qui choisit son matériel sur la base de l’efficacité et non de l’apparence, et qui connait sur le bout des ongles les stratégies et les faiblesses des nuisibles qu’il traque sans relâche. Il parle peu, travaille seul, et remplit toujours ces fameux contrats d’extermination que les aventuriers expérimentés boycottent au bénéfice de quêtes jugées plus glorieuses. Or, pour celles et ceux qui déposent ces contrats et dont la vie est menacée par ces créatures cruelles et sournoises, cet aventurier méprisé par ses semblables est un véritable héros…
Angel of Death
Dans la scène d’introduction du manga, cette construction du héros nous apparaît clairement. Alors qu’une bande d’aventuriers novices s’introduit dans un repère de Gobelin pour remplir un contrat qui leur semble facile, ceux-ci subissent un sérieux revers lorsqu’ils font face à la cruauté perverse de ces immondes créatures qui prennent autant de plaisir à détruire leurs corps que leur dignité. Et lorsqu’une jeune prêtresse, dernière membre du groupe à avoir été épargnée par la violence des affrontements, est en proie au désespoir, arrive alors un aventurier en armure qui abat avec une précision brutale chaque ennemi qui lui barre la route.
Froid et méthodique, l’homme apparaît dès les premières pages du Tome 1 comme une machine à tuer déshumanisée. Pour autant, celui qui se présente à la jeune prêtresse comme étant le Crève-Gobelin n’est pas un maniaque de la violence. Et bien que les actions du tueur de gobelins trahissent parfois une pointe de satisfaction qu’il est difficile de nier, celui-ci est globalement d’une neutralité désarmante. A contrario d’un Guts (Berserk, de Kentaro Miura) qui succombe régulièrement au plaisir du carnage, le Crève-Gobelin renvoie quant à lui l’image d’un homme qui a abandonné tout identité pour n’être qu’un bras armé qui s’abat mécaniquement sur tout gobelin qui passe à sa portée.
L’aspect de son équipement participe d’ailleurs à ce processus de déshumanisation : le casque du Crève-Gobelins cache tout attribut physique, et son armure d’apparence commune se contente de porter les stigmates des combats récents sans chercher à représenter un quelconque statut. D’une certaine manière, Kumo Kagyu revisite le mythe du chevalier errant, s’approchant de cette définition que l’on retrouve dans le synopsis du Chevalier Errant de G.R.R. Martin (« Qu’il joute ou qu’il guerroie, le chevalier errant n’a d’autres attaches que celles de son cœur, d’autre code que celui de l’honneur. Il loue ses services aux nobles causes et prend la défense des opprimés. »). Car le Crève-Gobelin est de la trempe de ces héros désintéressés qui ne cherchent ni gloire ni reconnaissance, et qui poursuivent une quête personnelle en faveur des oubliés et des laissés pour compte.
South of Heaven
Mais dans Goblin Slayer, tout l’intérêt du protagoniste ne réside pas que dans ses seules caractéristiques. Afin d’apporter un contraste bienvenu à l’histoire, son auteur n’hésite pas à faire des allers et retour entre les terres ombrageuses du seinen et les contrées souvent plus radieuses du shōnen. Le Crève-Gobelin a ainsi l’opportunité de rencontrer des personnages plus colorés, moins sombres, qui se mettront malgré lui en travers de sa funeste route pour l’attirer vers des horizons auxquels il n’imaginait pas pouvoir accéder. Les mêmes qui mettront en valeur des aspects inattendus de sa personnalité, à l’instar de cette immense et émouvante candeur qui se cache derrière le masque.
Malgré des apparences de manga typé « héros badass torturé + entourage funky + grandes aventures », Goblin Slayer possède ce petit quelque chose qui lui apporte une identité propre. Loin d’être une brute qui maîtrise ou choisit son destin, le Crève-Goblin n’est qu’une sorte d’automate qui se contrefiche de ce qui l’entoure et qui se concentre sur une seule et unique tâche : l’extermination d’un type d’ennemi ben précis. Le rôle du guide narratif revient donc à tout ce panel de personnages secondaires qui vont plus ou moins directement diriger le héros dans l’histoire et lui faire accepter son droit à l’autodétermination.
Si l’histoire en elle-même est assez classique de prime abord (du moins au stade actuel de l’histoire, si on se réfère au manga qui est en cours de publication) avec un fil rouge sous la forme d’une sombre menace qui se profile dans le lointain, c’est bel et bien dans les personnages que le récit trouve tout son intérêt. Tels des personnages tirés d’un roman de David Gemmell, ce sont eux qui sont au premier plan et qui donnent de l’intérêt à l’œuvre par leurs actions, leur profil psychologique et leur dynamique de groupe. Si la plupart d’entre eux sont d’une simplicité désarmante, voire typique d’un shōnen-fleuve, cette simplicité apporte pourtant un équilibre bienvenu auprès d’autres personnages plus développés. Situé entre ombres et lumière, Goblin Slayer propose un récit simple mais efficace, qui accorde toute son attention sur les voyageurs plutôt que sur le voyage ou sa destination. L’auteur étant par ailleurs un rôliste passionné, ce parti pris ne nous étonne guère.
D’ailleurs, notons que le choix de Kousuke Kurose au dessin est pertinent au sein de ce jeu d’ombres et de lumière. L’artiste est en effet capable d’alterner entre les scènes légères et les moments de cruauté sans perdre en cohérence entre chaque. Si ses choix de chara-design penchent souvent vers la simplicité et la rondeur typique de certain shōnen, il serait toutefois injuste d’en rester là et de ne pas remarquer la finesse et la précision avec laquelle celui-ci représente les scènes et les personnages les plus durs de l’histoire. Ce mélange des genres contribue ainsi à appuyer ce contraste présent au sein du récit, et le duo Kagyu-Kurose fonctionne ici à merveille.
Fictional Reality
Pour son adaptation française, Kurokawa a fait un excellent travail. Si la traduction de « Goblin Slayer » en « Crève-Gobelins » choquera les lecteurs qui ont eu l’habitude de lire le manga en anglais sur certains coins obscurs du Web anglophone, force est de constater que ce choix est d’une grande cohérence, celui-ci affichant plus clairement que sa contrepartie anglophone les origines péjoratives de ce surnom. Au niveau de la forme des livres en eux-mêmes, on appréciera également la présence des mini-histoires comiques sur la couverture, permettant ainsi aux lecteurs de découvrir ces mini saynètes ultra-mignonnes en retirant simplement la jaquette de chaque tome.
Et loin de s’arrêter à la traduction du manga, Kurokawa propose également une localisation du light novel original, édité sous le label Kuropop et parsemé de quelques illustrations signées Noboru Kannatuki (qui reprend à peu de choses près le style de Kousuke Kurose). Si le manga conserve l’avantage du dessin et de la mise en scène de Kurose, le roman saura néanmoins séduire les collectionneurs ou les personnes préférant s’imaginer un univers visuel bien à eux pendant la lecture d’une histoire. Le style littéraire de la traduction est somme toute assez classique mais agréable à suivre, ce qui a l’avantage de destiner le roman à un public assez large – bien qu’adulte, en vertu des thématiques abordées.
Goblin Slayer est un excellent manga seinen pour qui saura apprécier son subtil mélange visuel et scénaristique fait de violence et de thématiques plus légères. Le personnage principal à la fois déshumanisé mais émouvant réussit à se rendre attachant, et les personnages qui l’entourent – tous aussi charmants les uns que les autres – brillent en participant à façonner le protagoniste au fil du récit. L’axe narratif de Goblin Slayer est sans conteste focalisé sur les personnages plus que sur le monde qui les entoure, et nous immerge ainsi dans une histoire qui relève plus de l’aventure humaine que de l’épopée fantastique – ce qui n’est pas pour nous déplaire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser au départ, Goblin Slayer n’a finalement aucune vocation à se comparer à un Berserk : il trace fièrement son propre chemin grâce à une identité qui lui est propre. Si vous êtes à la fois amateurs de mondes matures, de beaux combats, et de relations émotionnelles entre les personnages, Goblin Slayer est fait pour vous.