Avec une actualité difficile pour les studios – et surtout leurs employés – nous avions envie de poser quelques questions au Syndicat des Travailleurs et Travailleuses du Jeu Vidéo (STJV).
Le Syndicat des Travailleurs et Travailleuses du Jeu Vidéo est un syndicat indépendant formé pour la défense des intérêts moraux et économiques des travailleurs et des travailleuses de l’industrie du Jeu Vidéo, et qui a pour but de lutter en faveur du respect de leurs droits et de la diffusion de leurs revendications. Nous avons ainsi voulu dialoguer avec ses membres au vu de l’actualité très dense (harcèlements, fermeture de studio, crunch) de ces dernières semaines. En vue de préserver l’anonymat, notre interlocuteur apparaitra uniquement sous la mention STJV.
Try aGame : Quelles sont spécifiquement vos missions en tant que Syndicat des Travailleurs et des Travailleuses de l’industrie du Jeu Vidéo ?
STJV : Pour présenter nos missions, il faut revenir sur notre histoire qui a pour origine le regroupement de personnes souhaitant répondre aux dysfonctionnements liés aux droits du travail rencontrés et qui n’avaient jamais eu trop de réponses jusqu’alors. Le syndicat s’est construit là dessus et se concentre autour d’un pacte d’amitié entre les travailleurs du secteur. Par là, il faut comprendre que nous englobons toutes les activités du jeu vidéo et pas uniquement le développement : édition, gestion des stocks, streaming… On se propose d’aider les gens du milieu en terme d’information, de soutien moral ou juridique, et sans être partisan ou réservé aux adhérents. Notre mission d’information se tourne aussi vers le public pour l’ensemble de nos thématiques.
TAG : Dans ce cadre, vous avez des sections syndicales présentes auprès des studios ?
STJV : Ce que nous privilégions en terme de mode d’action, c’est la prise de contact, quelque soit le canal. Nous sommes aussi présents au sein de certaines entreprises. Lors des élections professionnelles, nous nous faisons reconnaître – ce qui nous donne un droit de parole au sein de l’entreprise, nous permet de nous mettre à la disposition des salariés et de nous adresser la direction au sujet des problématiques rencontrées. Nous pouvons aussi servir de voix supplémentaire aux membres du comité social et économique (CSE) de l’entreprise (ndlr : Le CSE est une instance unique de représentation du personnel composée de l’employeur et d’une délégation élue du personnel comportant un nombre de membres fixé en fonction de l’effectif de l’entreprise).
TAG : On dit souvent que l’industrie du JV est hermétique. Comment ont été accueillies les premières sections syndicales au sein des studios ?
STJV : Ça dépend des studios, on savait qu’une partie des patrons n’était pas très chaude sur le fait de voir les salariés se syndiquer. En fonction des entreprises, ça a pu changer. Globalement, au départ, il y a eu une sorte de stupeur. Puis on a suscité de la curiosité, afin de comprendre notre démarche, et parfois de l’intérêt. Dans les grosses structures, l’accueil peut être un peu plus frileux. D’autant plus que le rapport entre la direction et les salariés se modifie avec la présence d’un syndicat.
TAG : Cette réticence quant à votre arrivée a du être assez attendue de votre part. Est ce que vous avez vécu une arrivée très chaotique, ou à l’inverse avez-vous eu l’exemple d’une intégration harmonieuse ?
STJV : Je ne sais pas si je peux apporter une réponse sur la première partie de la question.
TAG : Ok donc il y a au moins une fois où ça s’est mal passé (rires), ou l’inverse ?
STJV : Oui, dans mon entreprise. Je me suis affiché assez tôt en tant que syndiqué – je suis élu CSE – et je n’ai eu absolument aucun souci. Bon, j’étais déjà un peu pénible, donc ils s’en doutaient. Il y a eu une curiosité qui a amené au dialogue et les réunions se sont bien déroulées. Et en général, dans les studios, ça se passe pas trop mal.
TAG : Depuis combien de temps êtes vous présents chez Ubisoft ?
STJV : La création de la section date de quelques mois.
TAG : Votre venue est liée aux premières affaires sorties ?
STJV : Non, c’était en préparation depuis un petit moment. Tu peux créer une section syndicale à partir du moment où tu as deux personnes syndiquées, et il y avait une peur d’une chasse aux sorcières, car hormis le représentant les autres membres ne sont pas obligés de dire qu’ils appartiennent au syndicat. Il y a donc un travail sur l’anonymisation éventuelle de nos membres. Une mise en place est un process qui demande un peu de temps.
TAG : On voit souvent l’industrie du jeux-vidéo comme un milieu assez hermétique. Des répercussions trans-studios sont elles à redouter pour une personne qui s’élèverait contre certaines pratiques ?
STJV : Ça peut toujours exister, mais en pratique nous n’avons pas constaté de réalité sur des menaces visant à griller une personne dans l’industrie JV. On peut imaginer que deux studios du même groupe communiquent, mais pas deux studios indépendants l’un de l’autre.
TAG : Yves Guillemot a annoncé toute une batterie de mesures pour lutter contre les problèmes de harcèlements et de management toxique qui ont été révélés dans la presse (formation des managers, création d’un « pôle diversité », restructuration des RH, etc.). Selon vous, cela va-t-il dans le bon sens ? Est-ce suffisant ?
STJV : Pour nous, il y a un gros souci : c’est que les salariés, au moment où nous nous parlons, ne font absolument pas partie du processus. Tout est externalisé, 4 ou 5 boites de consulting spécialisées ont été mandatées pour, par exemple, sonder. Un de ces sondages met en lumière que 25% des sondés (un tiers des employés n’ont pas répondu) ont vécu ou vu des situations problématiques liées au harcèlement moral ou sexuel. Ce qui démontre la transparence d’Ubisoft sur ces sujets quant à la publication d’un tel sondage. Le souci est la capitalisation de ces informations : qu’en fait-on ? Les salariés n’ont aucune visibilité dessus. Il y a une obligation, inscrite au code du travail, de nommer des référents sur les questions de harcèlement, et ces personnes sont présentes, mais elles n’ont pas été sollicitées. Un des constats des grands articles publiés par Libération et Numérama était justement la perte de confiance des salariés. Pour nous, il faut les faire participer à ce process pour que le lien de confiance se rétablisse et pour améliorer le cadre de vie.
TAG : Si on se place du côté des joueurs, enfin disons plutôt des clients, est-ce que des actions de boycott peuvent avoir un impact positif ?
STJV : Non, ce sera toujours le salarié qui en pâtira. Ce sont toujours eux la variable d’ajustement. Il n’y a rien de pire pour un salarié qui a passé entre 3 et 5 ans sur un projet de voir celui-ci boycotté sans oublier les répercussions financières et l’avenir du jeu (DLC, suites éventuelles… )
TAG : Du coup, comment nous, clients, pouvons-nous apporter un support, voire une contestation sur ces pratiques ?
STJV : Du côté du public, il faudrait réussir a orienter les choix vers des modèles de productions plus vertueux. Il y a de plus en plus de boîtes qui donnent de la visibilité sur leur modèle de production, le grand public doit s’y intéresser en se demandant si le mode de production lui convient.
TAG : N’est-ce pas un vœu pieux quand on voit les réactions sur des retards annoncés par exemple ?
STJV : On ne pourra jamais lutter contre la minorité visible, il faut éduquer les gens pour que ce genre d’évènements suscite moins de réactions épidermiques. Que vaut-il mieux ? Que le jeu soit retardé et agréable ou qu’il sorte à temps et que tu en sois déçu ? La planification ne prends souvent pas en compte les enjeux liés aux défis techniques mis en œuvre mais juste un argument commercial pour sortir autour de Thanksgiving ou de Noël.
TAG : Alors justement, Blizzard a, pendant des années, communiqué sur le fait que leurs jeux sortaient quand il étaient prêts. Bullshit ?
STJV : Je ne saurais répondre précisément, mais suite à l’acquisition du studio par Activision, il y a eu progressivement un changement de politique sur cet aspect, l’argument économique prenant le pli. Nous n’avons toutefois pas de détails précis puisque les studios de développement ne sont pas basés en France. Le bureau de Versailles, qui en train de fermer, s’occupait du service client, du community management.
TAG : Rebasculons du côté de la lumière. Y-a-t-il des entreprises que vous considérez comme étant respectueuses de ses employés, vertueuse ?
STJV : Il peut y en avoir mais je ne prendrai pas le risque de prendre en exemple certaines d’entre elles. Nous avons du travail dans toutes les entreprises.
TAG : Les grands syndicats historiques français ne se sont jamais intéressés à cette industrie ?
STJV : Pas à notre connaissance, la raison principale vient du nombre d’employés qui ne donne pas d’aspect stratégique. Ça va dépendre des entreprises, il y a une présence chez Blizzard, mais globalement le jeu vidéo n’a pas l’air de trop les intéresser, seulement certains grands studios. On estime la population de l’industrie JV française à 7000 salariés dont entre 2000 et 3000 chez Ubisoft. La présence des syndicats dans les studios vient plus d’initiatives personnelles que de la politique des grandes centrales.
TAG : Et vous avez des points d’inquiétudes chez certains studios ?
STJV : On ne peut se fier qu’aux affaires sorties, et nous travaillons d’ailleurs en partenariat avec Game Workers Unite sur comment améliorer la situation dans le monde. On cherche à protéger les gens qui nous appellent à l’aide en privilégiant le fait de garder l’info au sein de certaines cellules. Sur la situation globale, historiquement, il faut se souvenir des articles qui ont pu sortir sur Rockstar North – bien que la situation semble évoluer depuis – avec une prise de conscience et des mesures mises en œuvre. En gros, le circuit est toujours le même : des salariés arrivent à casser l’omerta, livrent au public les dysfonctionnements, puis l’info revient au sein de l’entreprise avec la sortie d’articles et la réaction publique. Ces réactions donnent une motivation à pousser les sujets. Du côté des salariés, on ose en parler et demander des actions, et du côté de la direction on souhaite donner une meilleure image.
Chez Rockstar, par exemple, en 2010, les épouses des développeurs ont rédigé une lettre à la direction pour dénoncer les conditions de travail de leurs maris en menaçant l’éditeur de poursuites. Ce qui n’a toutefois pas empêché des sanctions en internes pour certains de ces développeurs…
Mis en parallèle avec les situations actuelles, nous demandons à ce que des engagements soient pris au sein d’une feuille de route qui sera suivie. Juste dire « on est désolé, les choses vont changer » ne suffit pas, et c’est malheureusement ce qui a été trop souvent le cas.
TAG : Que pensez-vous du fonctionnement de Motion Twin, le studio français à l’origine de Dead Cells, qui fonctionne selon une organisation horizontale avec prises de décisions collégiales ?
STJV : Par rapport à notre fonctionnement au sein du syndicat, nous apprécions ce genre d’initiative. Redonner une voix à chacune des personnes travaillant au sein de l’industrie est le but. Nous prônons en notre sein la démocratie directe et tentons d’être le plus horizontal possible. Dans le cas de Motion Twin, c’est un peu plus compliqué car il me semble qu’ils ont passé le suivi à une autre société, créée pour l’occasion, et qui ne suit pas ce modèle.
TAG : Tu y as déjà répondu en partie, mais est-ce que le crunch est inévitable ?
STJV : Pour nous il est clairement évitable, il se peut que des studios doivent y avoir recours, mais la plupart du temps c’est un problème de planification et de management. Tu dois être en mesure de te lancer dans un projet qui sera terminé lorsqu’il sera terminé. Les questions sur le budget et la charge sont entendables, mais pour nous la question est mal posée. C’est d’abord une problématique de calendrier de sortie non cohérente avec le budget. Pensons à des modèles de développement moins faramineux.
TAG : Est-ce possible de sortir un AAA de manière éthique ? Sans crunch, sans harcèlement…
STJV : Oui c’est possible, mais le premier souci c’est l’argent, la compétitivité, le capitalisme. Aller toujours plus loin dans l’expérience de jeu pour des coûts réduits, ce qui impacte fatalement les équipes. Et trop souvent, on cherche à en mettre plein les yeux aux clients sans se poser les questions de faisabilité. Dans un monde idéal, ce serait oui.
TAG : Dans un monde idéal, bien évidemment, mais dans notre monde à nous ?
STJV : Tout n’a pas l’air d’être au mieux au sein des équipes, mais Star Citizen prend son temps.
TAG : Le salut pourrait-il venir du financement participatif ?
STJV : Pourquoi pas ? Les développeurs y viennent de plus en plus. Mais pour faire une proposition, il faut déjà une ébauche avancée, et donc avoir travaillé pendant 6 mois, 1 an, sur le projet sans financement. Il n’y a rien de rassurant dans ce modèle pour le studio. On pourrait imaginer un jeu qui verrait son ambition en terme de technique et de contenu croître en fonction du retour du public. Dead Cells, pour reprendre cet exemple, a permis au studio de prendre conscience de l’attrait du public et de faire des propositions en ce sens.
TAG : Quant on met en corrélation la population des travailleurs du jeu vidéo avec le niveau et la fréquence des scandales, on se demande si le milieu est mature ou si l’absence de centrales syndicales ne donne pas un sentiment d’impunité.
STJV : Je ne suis pas très friand du terme immaturité. Certes c’est une industrie jeune qui s’est développée extrêmement vite, mais « immaturité », je n’irais pas jusque là. Pour nous, ce qui est révélé est que la situation est symptomatique des autres industries. Il y a un focus dessus en ce moment – entre autres de par sa prise de parts de marché dans l’industrie culturelle – mais nous avons les mêmes problématiques [qu’ailleurs] : omerta, harcèlements moraux et sexuels, non respect du code de travail… et ce qui nous met en rage, ce sont les réductions des tribunaux prudhommaux qui sont pourtant la seule instance pouvant donner raison au salarié.
Nous n’estimons pas avoir une mission plus difficile que nos homologues dans les autres industries. Certes, nous sommes mis en avant, mais ces questions se posent aussi dans les autres secteurs. Et même des gens d’autres industries viennent nous voir. La plupart des studios sont sous convention Syntec. Mais il y a encore des boîtes qui n’ont pas de convention collective, et rien que mettre en place cette convention, qui est loin d’être parfaite, représente une belle bataille. Cela a suscité de la prise d’information de la part d’autres secteurs.
Sur la partie immaturité, le secteur est assez jeune et a explosé d’un coup, mais les financiers sont conservateurs dans leur gestion et inculquent leurs préceptes aux salariés et même aux étudiants. Certaines équipes enseignantes de projets étudiants les ont par exemple incités à travailler durant des mois, soirs et week-ends. Pour nous, c’est un très très gros problème que ces pratiques ultra destructrices soient inculquées aux jeunes.
TAG : Mais justement, quand on voit le parcours de certaines personnalités du JV, et que la plupart sont directement sorties de l’école pour arriver dans un milieu non structuré et au professionnalisme douteux suivant le contexte ou que la plupart des emplois sont des stages, ne peut-on pas parler d’immaturité ?
STJV : Dans ce sens-là, oui. Les choses sont en train de se structurer, les gens sont bien plus informés. Pour résumer, il y a un problème de salaire dans notre industrie, les programmeurs gagnent bien moins que ce à quoi ils pourraient prétendre dans l’industrie classique, et il y a aussi un fort corporatisme mis en œuvre par les sociétés – voire un certain culte de la personnalité.
TAG : A quelle question, qu’on ne vous a jamais posée, rêvez-vous de répondre ?
STJV : Peut-être : pourquoi moi, je me suis syndiqué ? J’ai voulu rentrer dans cette industrie car j’aimais les jeu vidéo et que je voulais apprendre comment en faire. Et j’ai eu une période où j’étais prêt à tout accepter pour rentrer dans cette industrie. J’ai eu une occasion d’y entrer et je ne l’ai plus jamais lâchée. Par contre, les premières années, j’en ai pâti aussi sur l’aspect salarial. Peu importe le milieu où vous trouvez, jeu vidéo, cinéma ou autre, si vous avez la chance d’allier passion et travail, il faut en permanence se poser la question : pourquoi la situation est-elle ce qu’elle est ? On m’a toujours dit que c’était compliqué d’y entrer, mais pourquoi ? La grille salariale, pourquoi ? Et le manque de dialogue… Se syndiquer, c’est la possibilité de porter ces questions, et d’améliorer justement le dialogue. Beaucoup de gens tiennent à l’immobilisme alors que nous sommes dans un milieu créatif, et rien n’est plus nocif à la créativité que l’immobilisme. Il faut tester d’autres modèles, se poser les questions pour avoir de meilleurs jeux, créés dans de meilleures conditions.
➡ Liens utiles : Le site du STJV, sa présence au sein des studios, son compte twitter.
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