[Edito] La critique d’un jeu de société, un exercice difficile

[Edito] La critique d’un jeu de société, un exercice difficile

On retrouve actuellement beaucoup de discussions autour de la critique d’un jeu de société, un exercice qui n’est pas si facile aujourd’hui. Portons la discussion sur certaines raisons pour lesquelles cet exercice est (rendu) compliqué.

Le sujet est brûlant parmi la communauté depuis quelques jours, quelques semaines voire quelques mois. Le contenu de la critique d’un jeu de société est discuté, le ton et la pertinence aussi. On ne va pas s’en cacher, les personnes indirectement visées sont les blogs, les influenceurs et autres médias d’actualité à qui l’on reproche des propos bien trop consensuels. Difficile de se défendre avec justesse face aux invectives de la toile pour les concernés. Qu’on se le dise, tous ceux qui se considèrent comme média d’actualité doivent se montrer concernés par le joli papier publié sur le site du Labo Des Jeux, eux y compris.

Si les auteurs de cet article ont mis en ligne cet édito, c’est que les questions sont nombreuses et les enjeux importants. Les médias doivent gagner en indépendance et en liberté. Aujourd’hui c’est encore une minorité qui gronde mais ce n’est pas pour autant qu’il faut la laisser de côté. Il n’est pas normal de questionner sa légitimité à écrire une critique négative d’un jeu de société. Il n’est pas normal de craindre une pression de la part des éditeurs. Il n’est pas normal de se démener pour plaire à un éditeur dans l’objectif de récolter des services presse derrière. Croyez-moi, il n’est pas logique de se positionner, aux côtés de l’éditeur ou de l’auteur qui vous l’ont fait comprendre, contre la publication d’un article partageant un ressenti mitigé car il pourrait impacter les ventes d’un jeu. Il existe parfois un climat particulièrement malsain autour de l’industrie du jeu de société, ce n’est pas Gus qui disait le contraire en juin 2020.

50 nuances de joueurs influenceurs

Déjà un an. Le procès contre Topi Games représentait-il le grand arbre qui cache la forêt ? N’importe quel rédacteur-rice (ou influenceur-euse/blogueur-ueuse/Instagrameur-euse/YouTubeur-euse…) a déjà entendu de la part d’un éditeur de jeux de société qu’ils ne souhaitaient pas de posts négatifs sur leurs jeux, quitte à ne pas avoir de post du tout… Combien ont reçu des coups de fil ou des mails après une critique qui ne dorait pas assez la pilule de leurs jeux ? Au contraire, combien n’ont plus reçu de nouvelles de certains éditeurs après un avis négatif ? Que l’on se rassure, certains acceptent encore le jeu des critiques et l’objectif de cet article ne sera pas de les placer au centre d’un procès…

De l’autre côté du miroir, les enjeux financiers et leurs investissements sont importants. Puis on sait que les demandes explosent du côté des éditeurs. Mais les créateurs sont aussi bombardées de propositions ! Blogs, comptes Instagram (entre autres réseaux sociaux), rédactions qui se mettent à tourner autour du jeu de plateau… Parmi eux, beaucoup gardent l’espoir de recevoir des boîtes gratuites. Est-ce que cela crée des attentes chez eux ? On a vécu l’émergence du réseau Instagram pour valoriser le produit J2S dans son ensemble et une partie de l’industrie en est très satisfait. Certains ne se contentent pas de faire le jeu de l’éditeur et faire partie intégrante d’une campagne marketing basée sur l’image. Mais il n’est pas question de diaboliser Instagram et ses utilisateurs. On peut presque dire que les comptes Instagram d’aujourd’hui sont les blogs d’hier. Encore une fois, c’est un espace personnel. Personnellement je ne m’y retrouve pas. On y fait des rencontres fantastiques mais le contenu proposé tourne trop autour de la forme et pas assez autour du fond pour que je m’y intéresse pleinement. Mais ce n’est pas le sujet…

Bref, on ne va pas se mentir non plus, la réception des boîtes peut aussi représenter un facteur primordial dans l’indépendance d’un média. D’un côté on enchaîne les demandes dans le but de proposer une chronique d’un jeu au moment de sa sortie. Le processus est similaire à d’autres secteurs comme le cinéma, le jeu vidéo ou le high-tech. De notre côté, on bénéficie d’un produit avec quelques jours d’avance ou pas et on pourra le présenter en exclusivité à la communauté. De l’autre côté, c’est sur ces médias « privilégiés » que la branche marketing va s’appuyer pour lancer le buzz autour d’un jeu. Il y a donc tout intérêt à ce que le « journaliste » (il y en a très/trop peu dans le monde du jeu de société) ou créateur de contenu parle en bien du jeu.

Néanmoins si un produit ne se vend pas, ce ne sera jamais de la responsabilité du critique (ou/et créateur de contenu !). Soit le produit n’est pas bon, soit il ne bénéficie pas d’une bonne communication ni d’une grande visibilité ni d’une stratégie marketing efficace. En aucun cas, ce sera celui qui consomme ou qui juge le produit qui sera responsable de son échec.

Autant se le dire, est-ce réellement un privilège de recevoir un produit gratuitement de la part d’un éditeur ? Oui et non. Les budgets ne sont pas illimités donc financièrement on ne se plaindra pas. Les jeux sont si attendus que les présenter en avance et en exclu attire de nouveaux regards sur votre média. Cela dit, en tant que joueur (et créateur de contenu), cela renvoie aussi à notre façon de consommer le jeu de société. Ouvrons une petite parenthèse car c’est, à mon sens, une question primordiale.

Lorsque notre pile de la honte (ndr : jeux en notre possession mais toujours pas joués) nous dépasse de taille, on est en droit de se poser la question. Quand nous avons une quinzaine de jeux de société à « tester » pour notre média, pourquoi continuer à en demander ? Puis, on ne fait pas que recevoir des jeux des éditeurs, on en échange, on en loue, on en achète, on se les prête. Comment trouver le temps de profiter de chacun de ses jeux ? Doit-on se condamner à découvrir un jeu puis un autre et un autre… alors que l’on pourrait jouer plus de 5 fois au même jeu que l’on apprécie énormément. Or, avec tant de jeux à notre disposition, comment s’y retrouver ?

Comment vivre en phase avec notre passion avec ces jeux qui nous viennent tous les jours, qui nous font oublier les précédents, qui nous font parfois passer à côté du travail remarquable des auteurs. On ne profite plus vraiment des jeux, on ressent toujours une faim de découverte et cela a fait naître aussi de grandes interrogations personnelles. Les mêmes que dans le jeu vidéo. Avec l’équipe, on s’est parfois posés et on s’est dit que l’on n’arrivait plus à jouer aux jeux vidéo que l’on souhaitait, profiter du temps libre car on « se devait » de s’investir dans un test qui nous prend de notre temps et de notre énergie. Le phénomène est désormais le même dans le jeu de société. Des problèmes de riches mais à tous les étages de l’industrie du jeu de société. Je pense que Simon du Passe-Temps en parlait à sa façon sur Facebook en début d’année.

Je pense que cela peut aussi impacter notre façon de juger le jeu de société. Il sort beaucoup (trop) de jeux tout le long de l’année, on en veut toujours plus. On part en quête de ce jeu qui apportera une touche de fraîcheur, quelque chose de nouveau, de jamais vu. Quand ce n’est pas le cas, on souhaite que le jeu soit clair dès la première partie, efficace, limite parfait. Nous en devenons plus exigeants, nous ne nous concentrons plus toujours sur l’agréable moment passé autour de la table. Non, nous méritons un grand jeu pour nous divertir.

Revenons au « privilège » de recevoir un jeu de la part de l’éditeur. Il créé forcément une attente chez celui qui offre son produit. Sommes-nous des panneaux publicitaires à notre insu ? Bien sûr que oui. Pardon… à notre insu ? Bien sûr que non. Il nous est arrivé de recevoir, en prévision d’un test d’un jeu, comme consigne indirecte d’écrire des punchlines impactantes afin de terminer en citation sur les boîtes ou sur les réseaux sociaux. Chez eux, ça s’appelle du donnant-donnant. Encore une fois, c’est valorisant d’être mis en avant par un éditeur… Tant que ça peut permettre de vendre des boîtes, tout ira bien dans le meilleur de leur monde.

Encore récemment je me sentais particulièrement agacé d’un mail d’un éditeur qui, souhaitant faire du tri dans ses collaborations avec les créateurs de contenu, montrait son intention de conditionner l’envoi de boîtes de jeu au nombre de likes et d’interactions sur les réseaux sociaux… Encore une fois, qui sommes-nous ? Quel est notre rôle à leurs yeux ?

N’oublions pas également qu’une publication, quelque soit le format adopté, est un travail avant tout. Lorsque l’on reçoit une boîte gratuite, on nous donne du travail. Mais je ne teste ni n’écris pour les éditeurs. Non je réalise ce travail pour un site d’actualité. Or il n’est pas rémunéré sur Try aGame !, pas mieux dans le milieu du jeu de société dans sa globalité. S’il l’est, il ne permet pas de payer ses loyers dans la très grande majorité des cas. Être rémunéré en boîtes de jeu, cela reste dérisoire en tant que rédacteur dirigé par sa passion ludique et son envie d’écrire. La passion nous mène par le bout du nez. Donnant-donnant ? Combien coûte à une boîte l’envoi d’un produit à un influenceur ? Et qu’est-ce qu’elle rapporte au destinataire ? Des miettes.

Aussi bénévole que soit le loisir de chroniquer un jeu, c’est une activité chronophage à laquelle on aime s’adonner. Parce que l’on aime écrire, parce que l’on veut partager notre passion, parce que l’on veut se faire une place dans le milieu, chacun aura ses propres raisons mais certainement pas pour faire fortune. Mais si l’on considère la relation entre éditeurs et créateurs comme du donnant-donnant, l’équilibre est à mon sens loin d’être trouvé.

Vient alors la création de contenu. C’est donc bien souvent sur notre temps libre, bénévolement (oui je rappelle que les boîtes de jeu ne sont pas une rémunération). À partir de là, il est complètement inexcusable de mettre la pression sur un quelconque influenceur s’il n’est pas rémunéré via une opération sponsorisée. S’il en existe beaucoup dans le monde du jeu vidéo, c’est encore très rare dans celui du jeu de société. Et du côté du créateur de contenu, il est donc malvenu de se mettre une grande pression vis à vis de la maison d’éditions. Car souvent, cette pression on se la met tout seul, on se sent redevable, on se donne le devoir de, on s’imagine des scénarios. Il est question de briser ses propres chaînes.

Sur Try aGame! nous n’avons encore jamais accepté de financement quelconque pour écrire une critique. À partir de là, je considère qu’un éditeur n’a rien à exiger sur le contenu de ma chronique hormis qu’elle soit honnête (avec mon expérience de jeu) et pas truffé d’erreurs. Il peut espérer un timing de publication mais il n’a pas à l’imposer, hormis s’il existe une trace d’un partenariat financier. Il a clairement un droit de réponse sur le contenu si jamais il ne plait pas (Super Meeple l’a très bien compris lorsque mon article sur La Baie des Marchands est sorti) mais jamais il ne doit dicter le ton ou un simple avis.

Écrire la critique d’un jeu de société… seulement si on l’a aimé ?

On retrouve cette problématique régulièrement sur les réseaux sociaux. Certains médias (blogs, Instagrameurs…) ne partagent des articles seulement de jeux qu’ils ont aimés. C’est un choix assumé de leur part. Plusieurs raisons à cela que l’on peut comprendre notamment le temps et l’investissement que cela demande. D’autres que je balaie rapidement, leur légitimité. Si un auteur doute de sa légitimité à partager une critique négative, il n’a aucune raison de ne pas le faire pour ses expériences positives.

Si c’est clairement assumé, c’est que les raisons évoquées peuvent être comprises. En résumé, pourquoi se casser le cul à écrire longuement sur un jeu que l’on n’a pas aimé ? Le temps de jeu pour saisir le jeu, le temps d’écriture pour l’expliquer, le temps de relecture et de mise en forme. La démarche serait honnête, pertinente même intéressante mais l’envie et l’investissement qu’elle exige est hors de portée. Il existe tellement de jeux, pourquoi perdre de notre temps si précieux à dézinguer un pauvre jeu sur lequel ont misé un éditeur et ses auteurs, illustrateurs, entend-on… Par simple démarche journalistique pardi. Par simple honnêteté intellectuelle. Mais journaliste est un métier qui rémunère l’investissement et le professionnalisme. Difficile de reprocher de ne pas emprunter ce chemin lorsque l’on achète ses jeux, que l’on n’est pas payé pour ses articles, que l’on bosse bénévolement sur du temps libre, que l’on n’a pas envie de se mettre certains à dos.

L’image d’un blog est donnée par ceux qui y contribuent. On ne peut contraindre un blogueur-joueur à écrire des articles sur lesquels il n’a pas envie de se pencher, c’est une lubie que je laisse à d’autres. Si les uns ne veulent pas se consacrer à des articles dépréciatifs, pourquoi ne pas simplement leur en laisser la liberté ? Il existe autant de créateurs de contenu que de sensibilités, il est donc facile de trouver une plume qui se rapproche de ses attentes.

Par contre, il est clair que la critique négative est indispensable. La critique négative valorise la critique positive, elle ne peut que souligner le travail de l’auteur, de l’illustrateur et de l’éditeur lorsqu’il est bien réalisé. On ne peut mettre, par exemple, Parks et Trails au même niveau lorsque le travail d’édition de l’un est fantastique tandis que l’autre réduit ses efforts au minimum en faveur d’un format de poche.

Cette liberté que l’on recherche reste toutefois à questionner. C’est un choix de ne pas parler en mal de jeux que l’on n’a pas appréciés mais n’est-il pas aussi motivé par la proximité qu’il existe entre l’équipe d’édition d’un jeu (ainsi que l’auteur) et le joueur consommateur et parfois créateur de contenu. On est en droit de se demander s’il n’existe pas un sentiment de gêne à l’idée de dézinguer un jeu. On se pose naturellement la question de l’impact d’un article non pas sur les ventes mais sur les relations humaines et/ou professionnelles que l’on entretient avec notre interlocuteur du côté de l’éditeur.

Lorsque j’affirme dans un article que Paléo n’est pas terrible à 2, que Murano n’apporte pas de grand plaisir, que Belgian Beers Race est plat, que Glory finit par être pénible ou que l’extension l’Âge de Bronze de l’Aube des Tribus n’ajoute pas de plus-value dans son ensemble, il existe toujours une part de moi qui se dit que ça ne va pas plaire à l’éditeur… Il y a ceux qui l’acceptent et qui jouent le jeu et c’est forcément plus confortable pour le créateur de contenu. Mais cela reste un faible pourcentage. Je n’ose donc imaginer l’impact psychologique que cela peut avoir sur la volonté de certains à partager des expériences négatives.

À ce sujet je reste catégorique. Nous n’écrivons pas pour l’éditeur, nous le faisons pour nous et notre communauté. Soyons honnêtes, personne n’est dupe, ce n’est pas le cas pour tous.

Cet impact psychologique peut être renforcé par les réactions hostiles des éditeurs et les pressions indirectes (ou directes) dont ils font preuve. Comme je le disais plus haut, si on vous invite d’emblée à ne rien dire lorsqu’un jeu ne plaît pas, alors la relation est malsaine et repose sur de très mauvaises bases. Elle peut d’ores et déjà définir votre propos. Ce n’est pas une transgression de partager une expérience de façon authentique quitte à déplaire à un éditeur.

Cet édito n’est pas une attaque ciblée contre les éditeurs de jeux de société, ne vous méprenez pas. Je les respecte énormément et ils ne sont pas responsables du climat parfois malsain entre créateurs et éditeurs. Si l’on reste intègre dans sa démarche, ils le voient et l’acceptent. Et pour ceux qui ne l’acceptent pas, ils n’auront finalement pas le choix. Par contre, en tant que reviewer, vous avez le choix d’être en phase avec vos expériences de jeu et ce que vous souhaitez partager à votre communauté.

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Ary
Ary
2 années il y a

Intéressant
Il est rare de lire ou voir des critiques
Pourtant sur les avis c’est souvent le plus intéressant

Lapinesco
Lapinesco
2 années il y a

Très intéressant, merci

ledepuncheur
2 années il y a

Très bon article ! Clair qu’il n’est pas simple d’écrire « objectivement » sur un jeu, surtout dans un milieu qui accepte beaucoup moins les remarques négatives (même constructives) que dans d’autres secteurs plus habitués. Mais cela va venir, je n’ai aucun doute la dessus, rien que par le fait que la concurrence de plus en plus dingue rend presque obsolète 90% des jeux une semaine après leurs sorties.

CatPionDe3
CatPionDe3
2 années il y a

Merci de prendre le temps d’écrire.
Même si les propos n’apportent rien de nouveau aux débats et ne règlent pas les problèmes, ils ont le mérite de faire un listing plutôt exhaustif des différententes perspectives et attentes de chacune des parties. Et « ça va toujours mieux en le disant ».

Théo
Théo
1 année il y a

Pourquoi admettre à au moins deux reprises que les éditeurs exercent parfois une pression sur les influenceurs, et sont donc bien en partie responsables du « climat malsain » sévissant dans la critique socioludique, de la peur par certains influenceurs de perdre leur « loot » en osant être négatifs… tout cela pour conclure par une grande déclaration d’amour envers les éditeurs, respectés, adorés, et responsables de rien ? Après des commentaires un peu plus justes, et surtout immédiatement après avoir juré par tes grands dieux ton indépendance absolue vis à vis des éditeurs au profit de la seule communauté,… Lire la suite »

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